L’encadrement doctoral : un thème managérial singulier
L’encadrement doctoral est un objet de recherche émergent, qui donne lieu à des publications de plus en plus nombreuses depuis les années 2000, notamment dans le contexte anglo-saxon (Peason M. & Brew, A., 2002; McAlpine, L., & Amundsen, C. 2011; McAlpine, L., 2015). En France, le sujet intéresse également les chercheur·e·s, notamment sous l’angle des sciences de l’éducation, de la sociologie et de la psychologie (Haag, P., 2012) mais reste, en comparaison, encore peu développé et peu abordé sous l’angle des sciences de gestion et des ressources humaines. Cependant, le développement de la réflexivité sur l’encadrement des doctorant·e·s correspond aux enjeux perçus en pratique et doit être articulé avec celle-ci.
Ces recherches s’inscrivent dans un contexte d’évolutions majeures du doctorat en Europe dans les dernières décennies : la mise en place massive des écoles doctorales dans les universités européennes, l’affirmation de la définition des doctorant·e·s comme chercheur·e·s en début de carrière, la volonté de soutien aux mobilités géographiques et intersectorielles qui favorisent les transferts entre recherche et société, les questions de la formation professionnelle continue pour les chercheur·e·s, de l’éthique scientifique, de l’accès aux sources et de la diffusion libre des résultats de recherche (EUA-CDE, 2005, 2010 & 2016, EC, 2005, LERU 2010 & 2016).
En France, les dernières évolutions réglementaires relatives au doctorat attirent l’attention sur ces sujets 1 : l’équilibre des rôles et responsabilités entre encadrant·e·s, doctorant·e·s et structures d’accueil pour le doctorat, la question de la formation et des objectifs de la recherche doctorale sont particulièrement commentés et débattus.
Pertinence de formations à l’encadrement
L’encadrement de doctorant·e·s fait partie des étapes traditionnelles de la carrière d’un·e (enseignant·e-)chercheur·e et fait partie intégrante, pour la majorité du personnel de recherche, de leurs missions. La réglementation française définit toutefois peu de choses à ce sujet : elle établit l’existence de l’Habilitation à Diriger les Recherches (HDR) sans en préciser les conditions d’attribution et pose son obtention comme condition pour être officiellement directeur·e d’un projet de recherche doctoral. En fonction des traditions disciplinaires, l’obtention de l’HDR est parfois soumise à la démonstration de l’encadrement (par voie de co-encadrement) de doctorant·e·s.
Les établissements universitaires disposent, depuis les <abbr title= »Responsabilités et Compétences Elargies »>RCE</abbr>, de marges de manœuvre importantes pour définir leurs processus d’accompagnement des encadrant·e·s de doctorat et les modalités d’assurance-qualité de la recherche doctorale. Avant cela, la gestion centralisée des ressources humaines au ministère en charge de la recherche n’a pas permis une prise en main de ces missions, en dehors des quelques points fixés par la réglementation. Les pratiques d’encadrement doctoral et les moyens de leur amélioration n’ont donc été qu’un enjeu faible.
Par conséquent, les encadrant·e·s disposent de peu d’outils pour les aider dans cette facette de leur métier. L’apprentissage de l’encadrement se fait par essai-erreur et par analyse des pratiques des collègues.
Avec l’augmentation du nombre des doctorant·e·s depuis le milieu des années 1990, une attention croissante s’est portée sur leurs conditions de travail mais les réponses apportées ont principalement porté sur la formation des doctorant·e·s, sur les dispositifs de suivi à l’échelle institutionnelle (par exemple avec la création des écoles doctorales en 2002) et sur des obligations données aux encadrant·e·s (principalement via les chartes du doctorat depuis 1998). Peu de moyens ont donc été fournis aux encadrant·e·s pour assurer au mieux leur activité d’encadrement.
Nous pensons que l’amélioration de la qualité des doctorats français repose sur les épaules de l’ensemble de ses acteurs : les jeunes chercheur·e·s via leur engagement et leur responsabilisation, les unités de recherche via l’assurance de la cohérence scientifique et la mise à disposition des moyens nécessaires à un travail de qualité, les structures en charge de l’organisation du doctorat (écoles doctorales, collèges doctoraux) via des procédures d’assurance-qualité et la mise en place de formations transversales mais aussi les encadrant·e·s, via une montée en compétences leur permettant d’aider les doctorant·e·s à tirer le meilleur d’eux/elles- mêmes. Pour cela, il est nécessaire de proposer aux chercheur·e·s et enseignant·e·s-chercheur·e·s des outils adaptés à leurs besoins. L’objectif transversal de l’ensemble de nos travaux de recherche liés à l’encadrement doctoral est d’identifier ces besoins et de concevoir des outils qui y répondent.
L’encadrement comme une pratique managériale
La recherche sur l’encadrement doctoral est récente. Jusqu’à maintenant, la plupart des articles de recherche traitant de l’encadrement l’abordent sous l’angle de la pédagogie : l’encadrant·e y est présenté·e comme l’enseignant·e devant transmettre des compétences aux doctorant·e·s.
Nos choix d’études et de réflexion se fondent sur les hypothèses formulées dans la littérature ainsi que sur les manques que nous avons identifiés. Notre travail est également alimenté par l’expression des besoins ou des difficultés de terrain recontrées par les encadrants qui assistent à nos formations. Ces moments d’échange avec les encadrant·e·s permettent également d’expérimenter les outils que nous proposons et de vérifier leur adéquation avec les besoins.
Nos apports aux recherches sur l’encadrement doctoral se distinguent de l’approche « pédagogie » pour aborder la question sous l’angle de la collaboration professionnelle entre un·e chercheur·e en début de carrière et un·e chercheur·e-encadrant·e. Au delà des notions de formation, cette approche ouvre des perspectives nouvelles de travail en tenant compte de la reconnaissance du doctorat comme expérience professionnelle de recherche.
Notre position hybride facilite une approche innovante :
- Docteur·e·s de différentes disciplines, nous avons eu des expériences variées en tant que personnels d’établissements de recherche publics
- Au sein de notre pôle R&D, nous proposons une recherche appliquée qui se fonde sur l’analyse des pratiques et la volonté de développer des outils pour faciliter le travail des chercheur·e·s et enseignant·e·s-chercheur·e·s
- Extérieur·e·s aux relations d’encadrement d’une équipe particulière, nous privilégions une approche neutre et objective, et apportons un regard neuf
Investiguer différentes facettes de l’encadrement doctoral
Impact des formations à l’encadrement
La formation professionnelle des chercheur·e·s et le développement professionnel continu fait partie des éléments constitutifs des bonnes pratiques de ressources humaines pour les chercheur·e·s 2. Ainsi, les chercheur·e·s qui encadrent des doctorant·e·s devraient se voir proposer des formations pour pouvoir régulièrement renouveler leurs pratiques s’ils le souhaitent ou bénéficier d’outils pour se confronter à des situations complexes ou inhabituelles. Le nouvel arrêté de la formation doctorale paru le 25 mai 2016 tient compte de ce besoin en rappelant à l’article 3 que « les écoles doctorales (…) assurent une démarche qualité de la formation en mettant notamment en place des comités de suivi individuel du doctorant et proposent aux encadrants du doctorant une formation ou un accompagnement spécifique. »
Ce projet a pour objectif de mesurer l’impact réel des formations sur les pratiques d’encadrement, telles qu’elles sont perçues par les différents acteurs du doctorat (doctorant·e·s, encadrant·e·s, établissements). Il s’agit notamment d’observer :
- Une amélioration du sentiment de légitimité des encadrant·e·s (maîtrise d’outils adaptés, connaissances à jour sur les pratiques innovantes, limitation des risques de conflit, etc.)
- Une amélioration de la perception des pratiques d’encadrement par les doctorant·e·s
Nous avons mené en 2018 une enquête sur ces sujets : le rapport d’enquête est disponible sur notre site (la page dédiée indique un lien vers les données de l’enquête).
Encadrement doctoral et enjeux de la complexité
La recherche que nous menons à propos de l’encadrement doctoral ouvre une quantité de prolongations qui nous invitent à questionner les méthodes d’analyse les plus appropriées et les moyens d’aborder la question dans son ensemble et non uniquement par certains de ses aspects. Ce défi fait écho à celui de la pensée complexe, système développé et théorisé par Edgar Morin (Morin, 1982) : « le complexe surgit comme l’impossibilité de simplifier (…) là où l’unité complexe se désintègre si on la réduit en ses éléments, là où se perdent distinction et clarté dans les causalités et les identités, là où les antinomies font divaguer le cours du raisonnement, là où le sujet observateur surprend son propre visage dans l’objet de son observation. »
L’ambiguïté même du cadre (relation de travail ou relation pédagogique ?) dans lequel est pensé l’encadrement des doctorant·e·s dans le paysage universitaire français et européen reflète la complexité du travail de l’encadrement des jeunes chercheur·e·s et des projets de recherche doctoraux. Dans le contexte de mutations depuis le début des années 2000, l’évolution des pratiques d’encadrement doctoral apparaît comme un défi, qui soulève plusieurs questions :
- Les acteurs considèrent-ils et/ou acceptent-il l’encadrement doctoral comme relevant du management ?
- Les encadrant·e·s sont-ils/elles formé·e·s au management ? Ont-ils/elles à disposition outils et compétences pour assurer à la fois la responsabilité du projet et celle d’un transfert et d’un suivi de compétences de leurs jeunes collaborateur·e·s ?
- Comment les exigences croissantes liées au doctorat sont-elles prises en charge et perçues par les acteurs ? La question se pose qu’il s’agisse d’exigences officielles (cadres réglementaires du doctorat aux échelles nationales et locales), ou informelles (défi de la réflexion et de la préparation de leur carrière suite à la réalisation du projet doctoral) ;
- Quels liens, réels ou supposés, unissent le cadre managérial et la réalisation du projet de recherche ? Et la responsabilité par rapport à la montée en compétences ?
- Pour les établissements d’ES-R qui encadrent cette relation de travail et cherchent à garantir les meilleures conditions possibles à leurs personnels : quelles stratégies de ressources humaines sont mises en œuvre au bénéfice tant à l’établissement que de la recherche ?
Face à ces questions, les acteurs de l’encadrement doctoral peuvent être tentés d’embrasser une connotation péjorative de la complexité et de céder aux tentatives de simplification, par des applications non-flexibles des cadres réglementaires, des approches non concertées, ou encore un renoncement à l’appropriation – voire un rejet – de pratiques innovantes. Derrière un aveu de complexité, on reconnaîtrait alors « avouer la difficulté́ de décrire, d’expliquer ; (..) exprimer sa confusion devant un objet comportant trop de traits divers, trop de multiplicité́ et d’indistinction internes, trop de liens externes. » (Morin, 2018). Pour penser cette tension, nous co-organisons un événement périodique, le Workshop sur l’Encadrement Doctoral (WED) afin d’explorer la complexité de cette mission. La première édition du WED s’est tenue à Nancy en septembre 2016 : deux journées de travail ont permis de réunir les acteurs divers du doctorat – encadrant·e·s, directeur·e·s d’écoles doctorales, jeunes chercheur·e·s, formateur·e·s – pour discuter des défis du moment et suggérer des propositions concrètes d’action et de pratiques. Après une session plénière, les acteurs présents ont eux-mêmes proposé des thématiques de travail pour constituer les ateliers. À la suite de ses propositions, quatorze groupes de travail ont abordé les thèmes :
- Encadrement des doctorants en CIFRE
- Politique RH à destination des doctorants dans les universités
- Open Access et open science
- Internationalisation du doctorat
- Management et médiation des conflits
- Quelle approche pour le portfolio de compétences ?
- Formation des encadrants
- Compétences des encadrants
- Recrutement des doctorants
- Qualité de l’encadrement
- Co-encadrement
- Les comités de suivi pendant le doctorat
- La poursuite de carrière des docteurs
- La montée en compétences pendant le doctorat
En novembre 2018, la seconde édition du WED, co-organisée avec l’Association Nationale des Docteurs (ANDès), le Réseau National des Collèges Doctoraux (RNCD) et l’université de Lyon, a porté sur la thématique transversale de « la qualité du doctorat », dont le livre blanc a depuis été publié. Cet événement s’accompagnait d’une relecture méthodologique à travers les concepts de la pensée complexe, que nous avons présentée sous la forme d’une communication intitulée L’encadrement doctoral : complexité d’une relation de travail et défi de l’innovation lors du colloque « Le travail à l’épreuve de la complexité » les 28 et 29 septembre 2018 à l’ESTIA. Cette communication a notamment été l’occasion de présenter et de discuter de notre proposition méthodologique, consistant à concevoir le WED comme constitutif d’un processus de recherche-action associant l’ensemble des parties prenantes du doctorat.